Le toucher, l’aspect vital de ce sens
Nous sommes des êtres de toucher. Sans contact physique, un bébé dépérit. Avant même notre naissance, dans le ventre maternel, nous étions dans un toucher particulièrement intime. Je trouve cela intéressant de dire qu’on a été touché avant même d’avoir conscience de l’être. C’est une source de connaissance infinie du monde. On le voit avec le nourrisson, dont l’éveil passe par le toucher. Celui-ci permet d’entrer en communication avec l’autre et avec soi-même. Le philosophe Maurice Merleau Ponty parlait du « touchant/touché », en touchant on se touche. On est embarqué par ce que les informations de ce toucher renvoient en nous même. Il se construit un « dialogue » sans paroles. C’est un domaine qui échappe à la conscience mentale.
Le toucher nous plonge dans un univers sémiotique très riche qui repose sur la complexité à qualifier des sensations en lien avec la texture, la tonicité, le taux d’humidité de la peau. Ce mode de communication nous fait accéder aux émotions, les nôtres et celles d’autrui. Quand on touche quelqu’un on sent sil est stressé ou s’il a peur et comme cela résonne en nous. En cela, le toucher représente un élément puissant pour connaître autrui dans sa complexité. Il est le socle de l’empathie.
Toutes les civilisations ont développé des rites sociaux qui cadrent le toucher dans le but d’éviter tout sentiment d’agression. Ces manières de toucher l’autre régulent les relations sociales. Il y a des codes de communication corporelle propres à chaque pays. En France, on le voit avec notre « bise ». Dans d’autres cultures ce sera un toucher sur l’épaule. En Asie, une des manières d’apprendre la relation corporelle avec l’autre sont les arts du corps : danse, arts martiaux, rites de politesse, etc.
Le toucher n’a jamais été quelque chose de simple. La diffusion d’une « liberté de toucher » est récente. Elle s’est développée après la seconde guerre mondiale, grâce aux avancés de la médecine moderne, qui a fait reculer les risques sanitaires. La baisse de la crainte des maladies associées à une culture post Mai 68 favorisant l’expression corporelle, nous a permis d’expérimenter toute une richesse d’expériences sensorielles. Avant cela, toucher l’autre était un acte réprimé en écho à une société aux mœurs fortement prescriptives.
Notre rapport au toucher a ensuite considérablement évolué à partir des années 1970 sous l’impulsion de la révolution sexuelle, qui a permis de vivre une variété de découvertes corporelles. La disparition du toucher induite par la crise sanitaire nous a ainsi fait prendre conscience des acquis de la modernité qui autorisaient de vivre des expériences corporelles diverses. Par habitude, nous avons oublié ces acquis.
Le toucher est lié à la vie. I
Il donne un sens à l’existence. Le manque de contact corporel et son contrôle peuvent donc provoquer une montée d’angoisse et une « sur-fatigue ». Il y a aussi une forme de tristesse à vivre dans une société sans contact, où l’autre est perçue comme un risque, sujet à nous rendre malade. Cela peut provoquer des angoisses sociales et des phobies. En contraignant notre rapport au toucher nous basculons
dans une segmentation des espaces basés sur l’autorisation ou l’interdiction de se toucher. Il est primordial que l‘espace public reste l’espace des libertés et de l’émancipation par la variété des expériences corporelles.
Nous faisons face à un changement de société. J’ai confiance en l’être humain pour se réinventer je ne crois pas en une société ou tout le monde accepte d’être sous contrôle. L’être humain est créatif, on peut espérer que les techniques du corps vont se recréer et se complexifier. D’ailleurs, le toucher est pluriel et n’est pas limité au toucher d’un humain.
Nous pouvons développer d’autres formes de toucher, grâce aux animaux ou aux activités manuelles. Cependant, il a quelque chose d’inquiétant à imaginer une société où les gens s’entourent d’animaux parce qu’ils ne sont plus en mesure de toucher une personne, pour communiquer il faut que les individus puissent continuer d’être immergés dans des « bains » sociaux, notamment les jeunes, pour se relier les uns aux autres et se sentir vivants. Durant la période des jeux de séduction « les danses du toucher », d’approche et mise à distance sont essentiels.
Fabienne Martin-Juchat, professeure en sciences de l’information et de la communication à l’université Grenoble Alpes, autrice de « L’aventure du corps. La communication corporelle, une voie vers l’émancipation ».
Extrait du propos recueillis par Cécile Bronchaud, paru dans Le Monde du 14/2